UN SIGNE DANS LE CIEL

(THE SIGN IN THE SKY)

 

Audience au palais de justice de Londres.

Le président terminait sa déclaration aux jurés :

— Maintenant, messieurs, je crois vous avoir à peu près tout dit. Les faits sont contre l'accusé. Vous suffisent-ils pour en conclure qu'il est coupable du meurtre de lady Vivien Barnaby ? Vous avez entendu le témoignage des domestiques. Ils ont tous affirmé que le coup de feu a été tiré à 6 h 20 du soir. Vous avez eu en main la lettre écrite à l'accusé par Vivien Barnaby le matin de ce vendredi 13 septembre. L'accusé, en premier lieu, a affirmé qu'il n'était pas allé à Deering Hill ce soir-là. Il ne l'a avoué que lorsque la police en eut donné des preuves formelles. Ceci a une grande importance pour votre verdict. La défense prétend qu'une personne – on ignore qui – est entrée dans le salon de musique après le départ de l'accusé, et que cette personne aurait tué Vivien Barnaby avec le fusil que l'accusé avait oublié. Vous avez entendu l'accusé expliquer pourquoi il lui fallut une demi-heure pour rentrer chez lui. Si vous ne le croyez pas, et si vous êtes persuadés que, le vendredi 13 septembre, il tua d'un coup de fusil à la tête lady Vivien Barnaby, alors, messieurs, votre verdict doit être affirmatif. Par contre, si vous avez des doutes, votre devoir est d'acquitter. Je vous demande maintenant de vous retirer pour délibérer et de me faire ensuite connaître votre décision.

Le jury fut absent près d'une demi-heure. Il rendit le verdict que tout le monde attendait : « Coupable. »

Pensif, Mr Satterthwaite quitta le palais de justice après avoir entendu le verdict. En toute autre occasion, un procès comme celui-là ne l'eût pas intéressé ; mais le cas de Wylde était différent. Le jeune Martin Wylde était ce que l'on appelle un « gentleman » et de plus Mr Satterthwaite avait connu personnellement la victime, lady Barnaby, la jeune femme de sir George Barnaby.

Tout en méditant sur les événements, Mr Satterthwaite s'en allait dans la direction de Holborn. Suivant des rues étroites et sales, il arriva à un petit restaurant qui était réputé parmi les gourmets et, par conséquent, fort cher !

L'intérieur en était très calme ; à peine entendait-on le va-et-vient des maîtres d'hôtel dont la gravité et les gestes lents avaient quelque chose de rituel. Ce restaurant se nommait l'Arlecchino.

Mr Satterthwaite entra et, toujours absorbé par ses pensées, se dirigea vers sa table favorite, dans un coin retiré. La pénombre qui baignait le restaurant ne lui permit pas de voir, avant d'en être à quelques pas, que cette table était occupée. Mais il ne s'éloigna pas, au contraire, car, à sa grande surprise, il venait de reconnaître un ami.

— Mr Quinn ! Quel heureux hasard ! dit-il.

Il avait déjà rencontré Mr Quinn à trois reprises, et chaque fois un événement extraordinaire s'était produit. Personnage étrange, ce Mr Quinn qui avait le don de vous montrer ce que vous connaissiez depuis longtemps sous un jour très différent.

Aucune rencontre ne pouvait être plus agréable à Mr Satterthwaite.

— Voilà qui est heureux, répéta-t-il avec satisfaction. Vous permettez que je m'assoie à votre table ?

— J'en serai ravi. Comme vous le voyez, je n'ai pas encore commencé.

Un maître d'hôtel sortit de l'ombre et prit la commande de Mr Satterthwaite qui avait étudié le menu avec soin. Le maître d'hôtel retiré, Mr Satterthwaite commença :

— Je reviens du palais de justice : une pénible affaire.

— Oui, le jury n'a délibéré qu'une demi-heure.

Mr Quinn baissa la tête.

— Ce dénouement était inévitable, reprit Mr Satterthwaite. Tout était contre lui… Et cependant…

Il s'arrêta. Mr Quinn finit la phrase pour lui :

— … Et cependant vos sympathies allaient à l'accusé. Est-ce ce que vous alliez dire ?

— Je crois que oui. Martin Wylde était un garçon sympathique ; on a peine à le croire criminel. Mais, depuis quelque temps, on a vu beaucoup de jeunes gens sympathiques devenir des assassins.

— Trop, dit Mr Quinn tranquillement.

— Comment ?

— Trop pour Martin Wylde, car il y eut, dès le début de cette affaire, une tendance à le regarder comme appartenant à cette même triste série : un homme cherchant à se débarrasser d'une femme pour en épouser une autre.

— Laissez-moi vous expliquer, dit Mr Satterthwaite, je connaissais les Barnaby…

Mr Quinn écouta attentivement. Mr Satterthwaite, les mains posées sur la table, dépeignit la vie à Deering Hill, résidence de sir Barnaby et lieu du drame : sir George, vieux, obèse, avare, maniaque, remontait ses pendules tous les vendredis après-midi, vérifiait les comptes de la maison le mardi matin, verrouillait lui-même sa grand-porte tous les soirs.

De sir George, il passa à lady Barnaby, qu'il n'avait vue qu'une fois, mais suffisamment pour l'avoir jugée une créature impulsive, terriblement jeune, une enfant.

— Elle le haïssait, vous m'entendez, elle l'épousa sans trop savoir ce qu'elle faisait, et maintenant… Elle n'avait pas d'argent à elle, et dépendait entièrement de son mari : elle était extrêmement simple, à peine consciente de sa beauté. Quant à Martin Wylde, je ne l'ai jamais vu avant le procès, mais j'ai souvent entendu parler de lui. Il habitait à moins d'un kilomètre de là. C'était un gentleman-farmer, et, tout à coup, lady Barnaby s'intéressa à la culture, ou feignit de s'y intéresser. Je crois qu'elle vit en Martin Wylde un dérivatif à son ennui et peut-être le seul moyen d'y échapper ; elle s'accrocha à lui avec toute l'impétuosité de sa jeunesse. On pouvait d'avance prévoir la fin de ce roman. Lui avait conservé toutes ses lettres, qui, d'ailleurs, ont été lues au palais ; et d'après le ton des dernières on comprenait qu'il se lassait d'elle. Elle n'avait gardé aucune lettre de Martin Wylde.

« En effet, depuis quelque temps, Martin fréquentait une jeune fille : Sylvia Dale, qui habitait aussi Deering Vale et dont le père était médecin. Peut-être l'avez-vous vue au palais ? Non, c'est vrai, vous n'y étiez pas. Une jeune fille blonde, très blonde, gentille, un peu bornée, je crois, mais très franche.

Mr Satterthwaite s'arrêta un instant. Mr Quinn, d'un signe de tête, l'encouragea à continuer son récit.

— Vous avez entendu la lecture de la dernière lettre de lady Barnaby, ou plutôt vous l'avez lue dans les journaux ? Celle qui a été écrite le matin du 13 septembre ; une lettre désespérée, une lettre de reproches, qui suppliait Martin de venir le soir même, à 6 heures : Je laisserai la porte de service ouverte, personne ne saura que vous êtes venu. Je serai dans le salon de musique. Cette lettre avait été portée.

« Au début de son arrestation, vous vous souvenez que Martin Wylde niait être allé chez lady Barnaby ce soir-là ; il disait qu'il était parti chasser. Mais la police apporta des preuves contraires à sa déclaration. On avait trouvé ses empreintes digitales sur la porte de service et sur un des verres à cocktails dans le salon de musique. À la fin il admit être allé chez lady Barnaby, avoir eu avec elle une conversation orageuse, mais affirma qu'à la fin il était parvenu à la calmer. Il jura qu'il avait laissé son fusil contre le mur extérieur, près de la porte de service, et que lorsqu'il quitta lady Barnaby vivante, il était à peu près 6 heures un quart. Il était rentré directement chez lui, affirma-t-il. Mais les preuves démontrent qu'il n'arriva à sa propriété qu'à 7 heures moins le quart. Or, pour parcourir un kilomètre, il ne faut pas une demi-heure. Il affirma encore avoir oublié son fusil à l'endroit où il l'avait laissé en entrant. Déclaration un peu bizarre, peut-être, mais, au fond, plausible. Beaucoup d'hommes sont très émotifs, ils supportent mal les scènes. Je me représente très bien Martin s'en allant bouleversé, et ne pensant plus à son fusil !

Mr Satterthwaite fit encore une pause, puis continua :

— Cela n'a pas grande importance, car ce qui suit est malheureusement trop clair. Les domestiques entendirent le coup de feu à 6 h 20. Ils se précipitèrent tous dans le salon de musique : lady Barnaby était renversée sur le bras de son fauteuil ; le coup avait été tiré de très près, derrière sa tête.

— Les domestiques furent entendus, je suppose ? demanda Mr Quinn.

— Oui, le maître d'hôtel était entré dans le salon quelques secondes avant les autres, mais tous firent des déclarations semblables.

— De sorte que tous témoignèrent à l'audience ? insista Mr Quinn. Il n'y eut pas d'exception ?

— Si, la femme de chambre. Elle ne déposa qu'une fois au début de l'enquête. Elle est partie depuis, pour le Canada, je crois.

— Ah ! fit Quinn d'un ton indiquant qu'il ne semblait pas trouver cela naturel.

— Pourquoi n'y serait-elle pas allée ? dit brusquement Mr Satterthwaite.

— Pourquoi y serait-elle partie ? répondit Mr Quinn avec un léger haussement d'épaules.

Cette question troubla Mr Satterthwaite. Mais il reprit son récit.

— Il ne pouvait y avoir aucun doute sur la personne du meurtrier. Les domestiques, sur le moment, perdirent un peu la tête ; ils ne pensèrent pas tout de suite à téléphoner à la police et, quand l'un d'eux voulut enfin le faire, l'appareil ne fonctionnait pas.

— Oh ! s'étonna Mr Quinn, il ne fonctionnait pas ?

— Non, répondit Mr Satterthwaite, qui, tout à coup, se rendit compte qu'il venait de dévoiler quelque chose de très important. Cela a pu être fait exprès, évidemment, mais je n'en vois pas le but : la mort fut instantanée.

Mr Quinn ne disait rien. Mr Satterthwaite sentit que son explication ne le satisfaisait pas.

— Il n'y avait que Martin Wylde qui pût être suspecté, continua-t-il. D'après lui, il partit trois minutes avant que l'on entende la détonation. Et qui donc aurait pu tirer ? Sir George était à un bridge à quelques pas de là. Il quitta ses amis à 6 heures et demie et rencontra à la grille les domestiques qui lui annoncèrent la nouvelle. Le secrétaire de sir George, Henry Thompson, se trouvait à Londres ce soir-là.

« Sylvia Dale ? Elle accompagnait une amie au train de 6 h 28. Cela la met hors de cause.

« Les domestiques ? Quel mobile auraient-ils eu ? D'ailleurs, ils arrivèrent tous en même temps. Non, c'est certainement Martin Wylde qui a fait le coup, conclut Mr Satterthwaite. Mais il n'était pas convaincu.

Ils continuèrent leur repas. Mr Quinn n'était pas d'humeur loquace, et Mr Satterthwaite avait dit tout ce qu'il avait à dire. Pendant quelques instants, le silence se fit à la petite table.

Tout à coup, Mr Satterthwaite, posant couteau et fourchette, reprit la parole, troublé :

— Et si ce jeune homme est innocent, il va cependant être pendu ?… Mais pourquoi cette femme ne serait-elle pas allée au Canada ?

Mr Quinn resta silencieux.

— J'ignore même dans quelle partie du Canada elle est allée, continua Mr Satterthwaite.

— Pourriez-vous l'apprendre ? demanda enfin Mr Quinn.

— Oui, sans doute ; le maître d'hôtel, ou Thompson, le secrétaire, le savent probablement.

Il s'arrêta encore un instant, puis reprit :

— Mais, est-ce que cela me regarde ?

— Qu'un homme doive être pendu dans quelques semaines ?

— Ah ! évidemment, si vous l'envisagez ainsi… Oui, je vois, la vie ou la mort ! Mais, après tout… même si j'apprends où est cette femme, qu'est-ce que cela changera ? Faut-il que j'y aille moi-même pour la retrouver ? Je comptais partir pour la Riviera la semaine prochaine.

— Vous n'êtes jamais allé au Canada ?

— Jamais.

— C'est un pays très intéressant.

Mr Satterthwaite le regarda et, hésitant :

— Croyez-vous que je doive y aller ?

Mr Quinn se renversa sur sa chaise, alluma une cigarette et, entre deux bouffées de fumée, répondit :

— Vous êtes riche, je crois, Mr Satterthwaite. Vous avez les moyens de vous passer une fantaisie. Jusqu'à présent, vous avez assisté en spectateur aux drames de la vie d'autrui. Mais y avez-vous jamais joué un rôle ? Avez-vous jamais tenu la vie ou la mort entre vos mains ?

Mr Satterthwaite se pencha vers lui :

— Vous voulez dire que… si je vais au Canada…

Son ami sourit :

— Oh ! c'est vous qui avez parlé d'aller au Canada, pas moi.

— Vous ne pouvez vous jouer de moi plus longtemps, Mr Quinn. Chaque fois que je vous ai rencontré… Enfin, il y a en vous quelque chose que je ne m'explique pas… La dernière fois que je vous ai vu…

— Ne nous éloignons pas du sujet. Le reste n'a pas d'importance, n'est-ce pas ?

Mr Satterthwaite n'insista pas.

— À mon retour du Canada je serai heureux de vous revoir, dit-il simplement.

— Je n'ai pas de domicile fixe en ce moment, je le regrette. Mais comme je viens souvent ici, et vous de même, nous nous verrons certainement avant peu.

Puis ils se séparèrent cordialement. Mr Satterthwaite était dans une grande agitation. Il courut à l'agence Cook pour s'informer des prochains départs pour le Canada, après quoi il alla à Deering Hill. Un maître d'hôtel le reçut.

— Je me nomme Satterthwaite, je viens de la part d'une agence de placement pour recueillir quelques renseignements sur une femme de chambre qui a quitté votre maison récemment.

— Vous voulez parler de Louise, monsieur, Louise Bullard ?

— C'est cela, dit Mr Satterthwaite, trop heureux d'apprendre ce nom.

— Elle n'est plus en Angleterre, monsieur, voilà des mois qu'elle est partie pour le Canada.

— Pouvez-vous me donner son adresse là-bas ?

Le maître d'hôtel hésita, chercha un moment. Banff… oui, c'était cela. Les autres femmes de la maison espéraient recevoir de ses nouvelles, mais jamais elle n'avait écrit.

Mr Satterthwaite partit en remerciant. C'était décidé ; il irait au Canada, et si Louise Bullard y était, il l'y retrouverait.

À sa grande surprise, le voyage l'enchanta. Depuis plusieurs années, il n'allait jamais plus loin que la Riviera, Le Touquet, Deauville et l'Écosse. Et aussi l'idée qu'il remplissait une mission délicate et difficile contribuait à donner à son voyage un attrait particulier.

Que penseraient de lui ses amis s'ils savaient le but de ce départ brusque ?… Oui, mais ils ne connaissaient pas Mr Quinn !…

Douze heures après son arrivée à Banff, il se trouvait en face de Louise Bullard, qu'il n'avait eu aucune peine à trouver ; elle était employée dans un grand hôtel. C'était une femme d'environ trente ans, peu intelligente, mais très honnête.

Elle ne parut pas s'étonner lorsqu'il lui dit qu'il était envoyé pour recueillir quelques renseignements complémentaires sur le drame de Deering Hill.

— J'ai appris par les journaux, dit-elle, que Mr Martin Wylde avait été condamné. (Elle ne paraissait pas douter de sa culpabilité.) C'était un gentil garçon, continua-t-elle, qui s'est laissé emporter. Bien qu'il ne faille pas dire de mal des morts, c'est la faute de madame ; à aucun prix elle ne voulait lui rendre sa liberté. Maintenant, ils sont punis tous les deux. J'étais sûre qu'il arriverait quelque chose ce soir-là…

— Comment cela ?… s'étonna Mr Satterthwaite.

— Pendant que je changeais de robe dans ma chambre, j'ai machinalement regardé par la fenêtre. Un train passait juste à ce moment et sa fumée s'est élevée dans le ciel en prenant la forme d'une main gigantesque, une main blanche se détachant sur le ciel rouge ; les doigts étaient crochus comme s'ils cherchaient à agripper quelque chose. Ce spectacle m'a frappée et j'ai tout de suite pensé : « C'est un mauvais présage. » Or, c'est à cet instant même que j'ai entendu le coup de feu. Je me suis précipitée dans le hall en même temps que les autres domestiques et, tous ensemble, nous sommes entrés dans le salon de musique… et là, madame gisait… la tête renversée… Que de sang ! Quelle horreur !… J'ai raconté à sir George ce que j'avais remarqué dans le ciel, il n'a pas paru y attacher d'importance. Et, en plus, un bien mauvais jour, un vendredi 13, ce n'est pas étonnant.

Mr Satterthwaite la questionna encore, mais n'obtint rien de plus. Louise Bullard avait dit tout ce qu'elle savait, et son récit semblait très simple et très loyal. Cependant, il apprit quelque chose d'important : la situation qu'elle occupait à Banff lui avait été procurée par Mr Thompson, le secrétaire de sir George. Elle accepta, tentée par des appointements élevés. Un certain Mr Denman avait fait toutes les démarches et lui recommanda de ne pas écrire aux domestiques qui s'étaient trouvés avec elle en Angleterre pour ne pas s'attirer d'ennuis avec le bureau d'immigration.

Mr Satterthwaite demanda le montant de ses gages ; ceux-ci étaient si élevés qu'il s'en étonna. Et il se décida, après quelques hésitations, à voir ce Mr Denman.

Mr Denman n'hésita pas à lui dire tout ce qu'il savait. Il avait rencontré Thompson à Londres et ce dernier lui avait rendu service. En septembre, il reçut de lui une lettre dans laquelle il lui disait que, pour des raisons personnelles, sir George avait hâte d'éloigner Louise Bullard d'Angleterre. Pourrait-il lui trouver une place ? On envoya même des fonds pour que les appointements de la femme de chambre puissent atteindre un chiffre qui la décide à accepter.

— Toujours la même histoire, je suppose, dit Mr Denman nonchalamment. Elle a l'air très douce et très gentille.

Mr Satterthwaite ne voulut pas admettre que Louise Bullard fût une fantaisie de sir George. Quelque chose de très grave avait obligé ce dernier à l'éloigner, mais quoi ? Et où était le point de départ de tout cela ? Thompson agissait-il pour son propre compte ou pour celui de sir George ?

C'est en cherchant à résoudre ces questions que Mr Satterthwaite rentra en Angleterre. Il était découragé. Son voyage n'apportait, en somme, aucun résultat.

Dès le lendemain de son arrivée à Londres, il alla à l'Arlecchino ; à sa grande joie, la silhouette familière était assise à la petite table du coin. Mr Quinn l'accueillit en souriant.

— Eh bien ! dit Mr Satterthwaite en commençant son repas, mon voyage n'a pas eu beaucoup de succès. Louise Bullard ne m'a rien appris.

Puis il raconta en détail son entretien avec la femme de chambre et avec Mr Denman. Mr Quinn l'écoutait en silence.

— Enfin, dit Mr Satterthwaite, j'ai compris qu'elle avait été envoyée là-bas parce que sa présence gênait en Angleterre. Mais je n'ai pas pu savoir pourquoi.

— Vraiment ? dit Mr Quinn de sa voix railleuse.

Mr Satterthwaite se redressa.

— Vous croyez que j'aurais dû la questionner plus adroitement. Je vous assure que je ne pouvais lui en faire dire davantage. Ce n'est pas ma faute si je n'ai pas appris ce que nous voulions.

— Êtes-vous sûr de n'avoir pas appris ce que vous vouliez ?

Mr Satterthwaite le regarda étonné. Après un court silence, Mr Quinn reprit en changeant de ton :

— Lors de notre dernière rencontre, vous m'avez décrit les personnages d'une façon très précise. Pourriez-vous en faire autant pour le lieu du drame ?

Mr Satterthwaite fut flatté.

— Deering Hill ? C'est une maison comme on en voit beaucoup de nos jours. Assez laide de l'extérieur, mais très confortable. Pas très grande, construite pour des gens riches, avec, comme dans un hôtel, des baignoires et des lavabos dans chaque chambre… Enfin, très bien équipée pour une maison de campagne. On voit bien que Deering Vale n'est qu'à trente kilomètres de Londres.

Mr Quinn écoutait attentivement.

— J'ai entendu dire que c'était mal desservi.

— Oh ! je ne le sais que trop, répondit Mr Satterthwaite. Je n'y suis allé que très peu de temps l'été dernier. Ah ! je me souviens. Il y a des trains toutes les heures qui partent de Waterloo à 48.

— Et combien de temps faut-il pour aller jusqu'à Deering Vale ?

— À peu près trois quarts d'heure. Les trains y arrivent à 28.

— C'est vrai, j'aurais dû m'en souvenir. Miss Dale accompagnait une amie au train de 6 h 28 ce soir-là, n'est-ce pas ?

Mr Satterthwaite ne répondit pas tout de suite. Son attention s'était reportée vers un point qu'il n'avait pas éclairci.

— Je voudrais bien savoir pourquoi vous m'avez demandé tout à l'heure si j'étais bien sûr de n'avoir pas appris tout ce que je désirais ?

— Eh bien ! Vous avez découvert que Louise Bullard avait été éloignée exprès. Il doit y avoir une raison à cela. Et cette raison doit se trouver dans ce qu'elle vous a dit.

— Qu'a-t-elle dit ? demanda Mr Satterthwaite, et qu'aurait-elle pu dire de plus si elle avait témoigné à la barre ?

— Elle aurait pu révéler ce qu'elle a vu.

— Qu'a-t-elle vu ?

— Un signe dans le ciel.

— Croyez-vous à son idée superstitieuse ? Pensez-vous que c'était la main du Destin ? Elle avoue elle-même que c'était la fumée du train.

— Un train qui allait vers Londres ou qui en venait ?

— Les trains qui vont à Londres partent à moins dix, ça ne pouvait donc être que le train qui en venait, celui de 6 h 28. Mais non, ce n'est pas possible, elle a dit avoir entendu le coup de feu immédiatement après, et nous savons que le coup a été tiré à 6 h 20. Le train aurait été en avance de dix minutes ; c'était peut-être un train de marchandises ? Mais si c'était cela…

— On n'aurait pas eu besoin de l'éloigner.

Mr Satterthwaite le regarda, fasciné.

— 6 h 28, dit-il lentement. Mais alors, si le coup a été tiré à ce moment, pourquoi tous les domestiques ont-ils affirmé que c'était plus tôt ?

— Les pendules étaient sans doute en retard.

— Toutes ? C'est une coïncidence vraiment extraordinaire.

— Je ne pensais pas à une coïncidence, répondit Mr Quinn, je pensais simplement que c'était un vendredi.

— Un vendredi ?

— Ne m'avez-vous pas dit que sir George remontait ses pendules tous les vendredis après-midi ?

— Et il les a retardées de dix minutes, murmura Mr Satterthwaite étonné des découvertes qu'il faisait. Puis il est parti pour le bridge. Il avait dû surprendre la lettre que sa femme envoyait à Martin Wylde ce matin-là. Il a quitté ses amis à 6 h 30, a trouvé le fusil de Wylde près de la porte de service, est entré et a tué sa femme. Puis il est ressorti, a jeté le fusil dans les buissons où on l'a retrouvé plus tard, et a paru sortir de la maison de ses voisins lorsqu'on est venu le chercher. Mais le téléphone ? Ah ! oui, il le coupa pour qu'on ne puisse pas prévenir la police, qui aurait pu remarquer l'heure. Alors le récit de Wylde est clair, maintenant. Il a quitté lady Barnaby à 6 h 25 ; en marchant lentement, préoccupé, il est arrivé chez lui à 7 heures moins le quart. Je comprends tout, maintenant. Louise était le seul danger avec ses superstitions. Quelqu'un aurait pu remarquer l'heure du train et se baser là-dessus ; et alors…

— Admirable ! dit Mr Quinn.

— Oui, mais que faire, maintenant ? dit brusquement Mr Satterthwaite.

— Il me semble qu'il faudrait aller trouver Sylvia Dale.

Mr Satterthwaite ne parut pas approuver.

— Je vous ai dit, je crois, qu'elle était un peu simple.

— Elle a un père et des frères qui s'occuperont de l'affaire.

— Vous avez raison, dit Mr Satterthwaite, soulagé.

Quelques instants plus tard, il était assis près de la jeune fille, et lui racontait son histoire. Elle l'écoutait attentivement sans poser de questions. À la fin, elle se leva.

— Je veux un taxi tout de suite.

— Mon enfant, qu'allez-vous faire ?

— Je vais trouver sir George Barnaby.

— Mais ce n'est pas ce qu'il faut faire. Laissez-moi…

Mais Sylvia Dale ne l'écoutait plus, elle suivait son idée. Elle lui permit de l'accompagner, mais fit la sourde oreille à toutes ses objections. Il resta dans le taxi pendant qu'elle montait au bureau de sir George. Une demi-heure plus tard elle redescendit. Elle paraissait à bout de forces ; sa physionomie était défaite et, en même temps, radieuse.

— J'ai gagné, murmura-t-elle en se laissant tomber dans le taxi.

— Quoi ? Qu'avez-vous fait ? Qu'avez-vous dit ?

Elle se ressaisit.

— Je lui ai dit que Louise Bullard venait de raconter à la police ce dont elle fut témoin, c'est-à-dire qu'on l'avait vu entrer et ressortir de chez lui après 6 heures et demie. Il s'est démonté ! Je lui ai dit qu'il avait encore le temps de fuir, que les policiers ne viendraient pas l'arrêter avant une heure, et que, s'il signait un papier affirmant qu'il avait tué Vivien, je ne ferais rien immédiatement ; mais que, s'il ne le voulait pas, je crierais dans toute la maison qu'il était un assassin. Il fut si effrayé qu'il signa le papier sans même se rendre compte de ce qu'il faisait.

Elle lui tendit la feuille qu'elle tenait.

— Prenez cela… prenez vite… et faites libérer Martin.

— Il a signé cela ! s'écria Mr Satterthwaite, stupéfait.

— Il est un peu simple, dit Sylvia Dale. Moi aussi, d'ailleurs, ajouta-t-elle, c'est pourquoi je savais comment agir avec lui.

Elle frissonna. Mr Satterthwaite lui prit la main :

— Il faut que vous preniez quelque chose pour vous remettre. Venez, nous sommes près d'un restaurant que je connais bien, l'Arlecchino. Le connaissez-vous ?

Elle fit signe que non.

Mr Satterthwaite fit arrêter le taxi et entra avec la jeune fille dans le restaurant. Il se dirigea vers la petite table habituelle, dans l'espoir d'y trouver quelqu'un. Mais la table était vide.

Sylvia Dale sentit qu'il était déçu.

— Qu'y a-t-il ? demanda-t-elle.

— Rien. C'est que je m'attendais un peu à voir un de mes amis. Mais cela n'a pas d'importance. Je le reverrai, un jour…